Histoire | Emile Mayrisch



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Emil Mayrisch, portrait de Theo von Rysselberghe. Musée national d'Histoire et d'Art, Luxembourg (MNHA)


"Avec son intelligence et sa vitalité il nous apparaissait comme une sorte de demi-dieu, rustique et puissant, pas tout à fait comme le Centaure du monde latin, plein d'élan, d'appétits et de sagesse, pas non plus tout à fait le Nibelung germanique, roi des minerais et des forges, mais un croisement des deux races, avec la vivacité de la première et la persévérance de l'autre, un être ami des hommes, qui prend leur défense contre les caprices du Ciel, un être fait de la même matière que nous, obéissant aux lois de la matière et qui ne pouvait succomber que pour avoir, un jour de hâte, sur une route, voulu vaincre ces lois - par la vitesse."

Jean Schlumberger, discours prononcé le 4 juin 1928 à Baden-Baden en honneur du défunt Emile Mayrisch.


Années de formation (1862-1911)


Né le 10 novembre 1862 à Luxembourg-Eich, Jacob Émile Albert Mayrisch, grandit dans un environnement de choix: son père, Édouard Mayrisch (1825-1873) est médecin à la cour(16), sa mère, Mathilde Metz (1828-1897), appartient à la dynastie des maîtres de forge du même nom. Son grand-oncle Norbert Metz (1811-1885), industriel à Eich et à Dommeldange, ministre député inamovible, propriétaire d’un journal, chef de file des forces libérales en est le plus illustre représentant.

Son environnement – Eich est à cette époque le centre industriel du Luxembourg – et la mort prématurée de son père font rompre le jeune homme avec la tradition familiale qui compte cinq générations de médecins. Après avoir commencé ses études secondaires à l'Athénée de Luxembourg, Mayrisch s'inscrit en 1879 à l'Institut Rachez en Belgique qui privilégie l’étude des mathématiques. En automne 1881, il entre à la Rheinisch-Westfälische Technische Hochschule d'Aix-la-Chapelle. Il s'inscrit à la section des mines comme candidat ingénieur et termine ses études en 1885, sans s’être présenté cependant - contrairement à la plupart de ses camarades – à la Diplomprüfung d’ingénieur.

À la fin de cette même année, il entre comme volontaire à l’usine de Dudelange, créée en 1882 par Norbert Metz pour devenir le fleuron de l’industrie sidérurgique luxembourgeoise. En avril 1886, lors de la mise en activité de l’aciérie Thomas, il y obtient un poste d’ingénieur-chimiste. Cependant, le 1er septembre de l’année suivante, il quitte Dudelange pour occuper aux usines de Rodange le poste de chef de fabrication aux hauts fourneaux.

Le 1er février 1891, il revient à Dudelange où il ne tardera pas à gravir les échelons: nommé chef du laboratoire en avril 1891, il est promu en 1893 fondé de pouvoir et secrétaire général à la direction, pour devenir, en 1897, à l’âge de 35 ans, directeur technique de l'usine de Dudelange.

Quelques années auparavant, le 15 septembre 1894, il avait épousé Aline de Saint-Hubert, qui par son esprit ouvert et ses conceptions sociales éclairées est devenue sa meilleure alliée. De ce mariage naîtront deux enfants: Jean (†1899) et Andrée, appelée Schnucki (1901-1977).

En tant que directeur de l’usine de Dudelange, Émile Mayrisch déploie une imagination créatrice peu commune, tant sur le plan technique que social. Pour tenir tête à la concurrence internationale, il modernise son usine et l’agrandit à plusieurs reprises: sixième haut fourneau (1899), centrale électrique (1902), convertisseurs plus performants (1907), nouveaux fours Martin (1910). Profitant des facilités offertes par le Zollverein allemand, dont le Luxembourg faisait partie depuis 1842, il conclut en 1904 un contrat de livraison de coke avec le Eschweiler Bergwerks-Verband et rejoint le Stahlwerksverband, qui réunit les plus importants sidérurgistes allemands. Voyant dans l’ouvrier plutôt un collaborateur à l’entreprise commune qu’une main d’œuvre bon marché, il introduit des réformes sociales relevant d’une importance souvent nationale(5): caisse de maladie pour ouvriers (1888), caisse de pension pour employés (1902), congé payé de huit jours et prime pour travailleurs expérimentés (1903), institution de délégations ouvrières (1905).

Fervent défenseur du paternalisme social (ce qui lui vaudra le surnom respectueux de Patron), il met en place un économat où les ouvriers peuvent acheter des vivres, du combustible et des vêtements à prix réduits (1902) et proposera en 1913 l’institution d’une école en forêt (Waldschoul) pour enfants chétifs. En 1920, il fera même transformer son ancienne demeure au Kräizbierg en Maison des enfants.

 

 

L'Arbed et la Guerre (1911-1918)

 

Malgré son attachement à Dudelange et à ses habitants, Émile Mayrisch voit plus grand: en 1911, après de longs pourparlers, il réussit à faire fusionner trois grandes sociétés sidérurgiques à capitaux luxembourgeois, créant ainsi l’Arbed (Aciéries Réunies de Burbach-Eich-Dudelange)(4), dont il devient le directeur technique. Jusqu’en 1914, Mayrisch fera de l’Arbed un des plus influents membres du Stahlwerksverband, pouvant désormais être comparé aux grands Konzern allemands(12).

 

Son rapprochement économique de l’Allemagne va cependant de pair avec un mépris grandissant envers la politique de Guillaume II, qualifiée comme antilibérale et agressive. Ces présomptions sont confirmées le 2 août 1914 avec la violation de la neutralité luxembourgeoise et l’occupation du pays par l’armée allemande. À l’image du gouvernement luxembourgeois, qui après quelques protestations contre l’invasion s’est décidé à garder sa neutralité, Mayrisch fait afficher des placards informant ses ouvriers et ses employés de leur devoir de neutralité. Il refuse ainsi de fermer les usines de l’Arbed, ce qui aurait provoqué un chômage massif aux conséquences désastreuses. Par conséquent, l’Arbed livrera à l’Allemagne des matières premières servant à la production d’armes, ce qui entraînera en 1916/18 le bombardement de l’usine de Dudelange par les alliés.

Sensible aux pertes humaines subies par les deux côtés, Mayrisch, cofondateur de la Croix-Rouge luxembourgeoise, fait installer dans son ancienne villa (le Casino) à Dudelange un hôpital militaire où sont soignés sans distinction des blessés français et allemands. Afin d’assurer le fonctionnement de ses usines, il effectue de nombreux voyages dans la Ruhr et à Berlin où il intervient auprès des décideurs aux Affaires Étrangères et au Ministère de la Guerre. Aidé par Aloyse Meyer, il réussit à assurer le ravitaillement de ses ouvriers par l’achat de vivres en Allemagne sans passer par la Centrale d’achat du Gouvernement luxembourgeois.

À la fin de la guerre, Émile Mayrisch profite des relations littéraires de sa femme pour nouer des liens avec la France: en 1917, il remet à l’écrivain et officier des services de renseignements français Jean Schlumberger une importante documentation sur la production de guerre allemande.

 

La défense d'une idée (1918-1928)

La capitulation de l’Allemagne (11 novembre 1918) marque aussi la fin de l’union économique du Luxembourg avec celle-ci. L’Arbed se voit contrainte à s’orienter vers d’autres marchés. Mayrisch, en tant que membre d’une commission gouvernementale constituée le 6 octobre 1917 pour l’étude des problèmes d’après-guerre, préconise une solution française. En 1919, il renforce ses liens avec la sidérurgie française en créant avec Schneider-Creusot les Terres Rouges, deux sociétés issues des usines de la Gelsenkirchen A.G. allemande. Les projets de Mayrisch se heurtent aux aspirations de la Belgique dont le plus farouche défenseur est Gaston Barbanson, co-fondateur de l’Arbed et nouveau président du Conseil d’administration, un des plus étroits collaborateurs du Patron.

Afin de trancher définitivement cette question d’importance nationale, le gouvernement luxembourgeois la soumet à un référendum boycotté par la Belgique et différé sur ordre des alliés. Cet incident provoque la colère des Luxembourgeois qui sont en grande majorité pour une union économique avec la France. Mais celle-ci ne s’intéresse guère au marché luxembourgeois et reste réservée. Mayrisch fera même intervenir André Gide (encore une connaissance d’Aline Mayrisch) auprès du Quai d’Orsay, démarche qui restera sans effet. Finalement, quoique 73% des Luxembourgeois aient voté en faveur de la France, celle-ci annonce le 10 mai 1920 qu’elle décline l’offre du Luxembourg. L’union économique avec la Belgique devient donc inévitable: elle est signée le 25 juillet 1921.

L’Arbed voit ainsi réparti ses biens sur trois systèmes économiques: le système belge pour le Luxembourg, le système allemand pour la Rhénanie et le système français pour la Lorraine et la Sarre. En plus, le traité de Versailles prévoit qu’à partir de 1925, l’Allemagne pourra de nouveau dresser des barrières douanières sur ses frontières; avec l’annulation du Zollverein, l’empire de l’Arbed est ainsi menacé de démantèlement. En tant que nouveau président de la Direction de l’Arbed, Émile Mayrisch se voit donc contraint à négocier un accord général entre les sidérurgies allemande, française, belge et luxembourgeoise.

À partir de 1920, les Mayrisch quittent Dudelange pour le château de Colpach, vaste domaine acquis en 1917, afin d’y créer un forum politique, économique et intellectuel à rayonnement européen.

Un des premiers hôtes reçus à Colpach est l’industriel et futur ministre allemand Walther Rathenau, qui à cette occasion rencontre André Gide. En effet, Mayrisch compte s’appuyer sur cet homme de poids pour la réalisation d’un équilibre économique entre les pouvoirs de l’après-guerre. Il défend cette idée à la conférence internationale de Gênes (avril-mai 1922), où il fait partie de la délégation luxembourgeoise. Ses plans sont cependant contrariés par l’échec de la conférence et l’assassinat de Rathenau (24 juin 1922), événements qui entraînent un durcissement des rapports franco-allemands, débouchant sur l’occupation de la Ruhr par les troupes françaises (janvier 1923).

Ce n’est qu’après la détente franco-allemande de 1924 que Mayrisch peut à nouveau défendre l’idée d’un rapprochement entre les deux pouvoirs. À l’instigation de Fritz Thyssen, qui envisage la création d’un cartel supranational de l’acier, il réunit le 30 janvier 1925 à Luxembourg les représentants du Comité de Forges français et de la Rohstahlgemeinschaft allemande. On décide de négocier en vue d’une réalisation du plan Thyssen pour l’Allemagne, la France, la Sarre, le Luxembourg et la Belgique. Mayrisch, qui mène les pourparlers, réussit à écarter les dernières réticences belges et françaises, de sorte que le 30 septembre 1926 naît à Luxembourg l’Entente Internationale de l’acier (E.I.A.) avec les quotas de production suivants: Allemagne 40,45 %; France 31,89 %; Belgique 12,57 %; Luxembourg 8,55 %; Sarre 6,54 %. La présidence du cartel est confié à Émile Mayrisch.

 

Pour l'Entente (1918-1928)

Parallèlement à sa fonction de négociateur industriel, Émile Mayrisch développe un rôle de médiateur culturel entre Français et Allemands. À Colpach, Aline et Émile Mayrisch organisent des cénacles où se retrouvent des intellectuels comme Jean Schlumberger, Jacques Rivière, André Gide, Paul Claudel, Jean Guéhenno, Annette Kolb, Karl Jaspers, Bernard Groethuysen, Ernst Robert Curtius et Richard Coudenhove-Kalergi(15). S’appuyant sur ce fantastique réseau de connaissances, Mayrisch tente de guider l’opinion publique vers la réconciliation et le rapprochement franco-allemand. En 1922, il achète en grande partie le journal libéral Luxemburger Zeitung, où il fera publier entre autre des articles de Jacques Rivière, d’Annette Kolb et de Ernst Robert Curtius.

Afin de lutter contre la méfiance entre Français et Allemands, il fonde en 1926 le Comité Franco-Allemand d’information et de Documentation (Deutsch-Französisches Studienkomitee). Cet organe, qui a deux bureaux d’information, l’un à Paris, l’autre à Berlin, a pour but de redresser les informations fausses ou tendancieuses émises par chacun des deux pays contre l’autre. Il se compose presque essentiellement de personnages influents et prestigieux dont la plupart sont des industriels.

Sachant bien que toutes les conventions privées sont importantes mais insuffisantes, Émile Mayrisch veut se consacrer davantage aux ententes internationales. Début 1928, il annonce qu’à la fin de l’année il se retirera de ses fonctions auprès de l’Arbed.

Le sort allait en décider autrement: le 5 mars 1928, Émile Mayrisch trouve la mort dans un accident de voiture près de Châlons-sur-Marne, alors qu'il se rend à une réunion de l’entente Internationale de l'Acier.

La mort du Patron est perçue partout en Europe comme une grande perte, mais surtout au Luxembourg où on lui confère des funérailles quasi nationales. La disparition de cet homme hors du commun entraînera aussi l’abandon d’une grande partie de ses projets: à Colpach, les rencontres intellectuelles se font de plus en plus rares; le Comité Franco-Allemand d’Information et de Documentation fermera en 1929 ses bureaux à Paris et à Berlin au point de devenir confidentiel. Aline Mayrisch prendra d’ailleurs ses distances vis-à-vis de cette institution.

Enfin, l’Entente Internationale de l’Acier survivra à la crise de 1929, mais ce sera avec de grandes modifications dans le contrat qui prolongeront son agonie